Un terme riche
En grec, kairos est un terme riche. Il signifie le temps favorable, parvenu à maturité et dégagé des turpitudes du hasard. Ceci suppose un savoir qui a rendu possible de le reconnaître. Cela induit en particulier patience et espérance, ainsi qu’une volonté résolue et forte qui permet de s’en saisir. A cette condition, le kairos ouvre à l’événement comme surgissement de la nouveauté et basculement décisif (la vie ou la mort, la réussite ou l’échec, etc.).
Un temps nouveau
Kairos comme nouveauté radicale porte sa temporalité, crée son langage, impose son autorité, bâtit son monde. Au croisement de l’action bonne et du temps (un temps « agi »), il rend possible une collaboration à l’œuvre créative. Pour cela, il appelle l’expression efficace d’un choix (discernement et dévoilement), l’affirmation d’un risque et la mise en mouvement d’une force résolue. Il institue donc une brisure nette entre un avant et un après, par le jaillissement d’un devenir pur, singulier, fier et libre. De même, il discrimine entre les humains, entre ceux qui voient et saisissent l’occasion, ceux qui ne la voient pas, ceux qui la voient et la ratent.
Un temps de libération
En ce sens, le kairos est une expérience intense et subjective de libération, de joie et d’autonomie . La réalité révèle soudain la vérité d’une attente, d’une foi, d’une espérance. Fugace, miraculeux en amont, le kairos reste cependant menacé en aval, par l’hubris, le désir de fabrication et le délire de reproductivité ou la satisfaction illusoire. Car, kairos se donne sous la figure du paradoxe. En cela, il se révèle comme absolu, divin, divinement délectable. Sa condition expresse est celle d’une forme dégagée de toute durée quantifiable, de toute mesure et de toute objectivation, du vieillissement et du pourrissement. Il est reçu comme un miracle exempt de toute volonté humaine de possession.
Un Dieu insaisissable
Dans la Grèce classique, la notion de Kairos est personnifiée. Elle est identifiée au dieu de l’opportunité, terme traduit en latin par opportunitas . Souvent représenté comme un jeune homme beau, souple et rapide (pieds et épaules ailés; voir ICI), il n’est possible de s’en saisir que par la touffe de ses cheveux. Or ceux-ci ne pendent qu’ en avant de son crâne chauve !
L’iconographie nous apprend à empoigner ce Dieu qui passe en un instant, à l’improviste. Il faut agir just in time, at the right time, ni trop tôt, ni trop tard, afin de faire basculer en notre faveur la balance du destin. Kairos travaille ainsi avec d’autres divinités : la ruse, la convenance, la mesure comme suspendue, le style, etc. Il s’oppose radicalement à deux autres dieux-temporalités, i.e. à deux autres manières subjectives de vivre et d’habiter le temps :
- Chronos (Kala en sanscrit, d’où le nom de la déesse KALI) ou le temps horizontal des éléments, à la fois uniforme, banal, quantitatif, successif ou cyclique, en ce sens mesurable et destructeur ;
- Aiôn ou le temps des grands ensembles, que ce soient une durée de vie individuelle (Cf. le concept jungien d’aïon), d’un « âge », d’une génération, d’une entité politique (Cf. l’æternitas du peuple romain), d’une révolution astronomique, etc.
Kairos et l’évangile
L’enseignement spirituel de l’évangile rejoint l’approche grecque. L’avènement du kairos échappe à l’humain par essence car il appartient soit à Dieu (le monde juif), soit au Destin (le monde grec) soit à la Nature, i.e. à un Autre absolu et orthogonal. Il revient cependant à l’humain (ce pauvre humain qui glisse le long de sa vie comme par une pente horizontale, chronologique et irrésistible) d’y participer. Pour cela, il doit se placer avec humilité en situation de patience active. Il doit vivre sous le régime de l’attention, de la veille et de la vigilance. Il doit attendre l’ouverture inattendue vers la profondeur, l’éclaircie du lointain, l’illumination, et agir alors avec vitesse, résolution et dextérité… Cette disposition, l’évangile l’appelle CONVERSION.